Faut-il encore construire de nouveaux bureaux à Bruxelles ?

Faut-il encore construire de nouveaux bureaux à Bruxelles ?

Déjà observée avant la crise sanitaire, la diminution de la demande de bureaux devrait s’accélérer. De nombreux acteurs, publics et privés, ont lancé (ou projettent de lancer) des opérations de réductions substantielles des surfaces qu’ils occupent. Malgré cette tendance, des projets de construction de nouveaux bureaux continuent de se développer. Comment expliquer ce paradoxe ?

[La version courte de cet analyse a paru sous forme d’opinion dans la revue A+ du mois de mai 2022]

Depuis sa création en 1969, l’ARAU a toujours lutté contre l’expansion des bureaux à Bruxelles. Il faut dire que la construction de grands ensembles de bureaux, voire de quartiers entiers, s’est souvent faite de manière très brutale, comme au quartier Nord par exemple, où les habitants ont été littéralement chassés. Aux côtés des infrastructures routières, le développement de quartiers de bureaux faisait partie des principaux dangers pour la ville et son habitabilité. L’opposition de l’ARAU tient donc, avant tout, de la défense de la ville habitée, et donc du logement, face à la vision fonctionnaliste et utilitariste de la ville : la monofonctionnalité des quartiers de bureaux est l’exact contraire de la mixité (fonctionnelle et sociale) qui fait l’« essence » de la ville. A cette raison principale, il faut ajouter des considérations patrimoniales et urbanistiques, les grands ensembles de bureaux sous formes de tours ou de gros « blocs » ayant déstructuré le tissu urbain historique et défiguré des pans entiers de la ville.

Depuis maintenant plusieurs années, la vision et les discours politiques ont fort heureusement changé : le retour de la mixité fonctionnelle (mais beaucoup moins de la mixité sociale) figure désormais en tête de liste des objectifs de bon nombre de projets de planification, comme les Plans d’Aménagement Directeurs (PAD) qui visent à un rééquilibrage bureaux/logements dans plusieurs quartiers aujourd’hui monofonctionnels (rue de la Loi et Midi, principalement). Gros bémol : les premières versions de ces PAD n’envisageaient pas d’atteindre un meilleur équilibre par une diminution des superficies de bureaux en faveur du logement (par des opérations de conversion) mais bien par l’ajout de superficies de logements, mais aussi de bureaux !, ce qui aurait entraîné de fortes augmentations de la densité dans des quartiers pourtant déjà très denses.

Des projets de constructions neuves malgré une forte baisse de la demande ?

Déjà avant la crise du COVID, plusieurs acteurs importants (banques et assurances, SNCB…) s’étaient lancés dans des opérations visant à diminuer leurs superficies de bureaux. Le recours massif au télétravail, qui devrait se pérenniser après la levée des mesures sanitaires (en tout cas pour beaucoup d’acteurs majeurs), a donné un coup d’accélérateur à cette tendance. Ainsi, la Commission européenne a-t-elle récemment annoncé qu’elle allait réduire son occupation de bureaux de près de 200.000 m² et la Régie des Bâtiments a fait des annonces similaires. D’autres acteurs, comme Proximus, par exemple, projettent eux aussi de fortes réductions de leurs superficies de bureaux. Dans ce contexte de suroffre annoncée, construire de nouveaux bureaux n’a, en toute logique, pas de sens. Le point de vue des promoteurs est pourtant tout autre : dans une situation de concurrence accrue, c’est celui qui proposera le meilleur produit (des bureaux bien situés, conformes aux « standards les plus élevés du marché » en matière de confort, de services et de « hautes performances énergétiques ») qui pourra le vendre/louer à des prix élevés. On pourrait donc voir les projets de construction de bureaux neufs se multiplier ! Étant donné que les terrains « vierges » et bien situés se font rares, cette production de bureaux impliquerait, dans la très grande majorité des cas, des opérations de rénovation lourde, voire de démolition-reconstruction. Or, ces opérations de démolition-reconstruction ont un bilan environnemental désastreux : un aspect que la promotion immobilière relègue bien loin derrière le critère la rentabilité.

Démolir des bâtiments en bon état pour construire du neuf à la place : l’argumentaire prétendument écologique des promoteurs ne trompe personne

Associations de défense de l’environnement urbain mais aussi, plus récemment, professionnels de la ville (urbanistes, architectes…), administrations publiques et responsables politiques s’accordent aujourd’hui de plus en plus pour condamner les opérations de démolition-reconstruction. Celles-ci sont ont en effet des impacts négatifs majeurs sur l’environnement : grands volumes de déchets générés lors de la phase de démolition, utilisation de matières premières non renouvelables et émissions conséquentes de gaz à effet de serre pour la production, l’acheminement et la mise en œuvre des matériaux neufs. Malgré les « bonnes intentions » affichées au niveau politique, il existe encore de nombreux projets de démolition-reconstruction à Bruxelles. Ceux-ci ne concernent pas uniquement des conversions de bureaux vers d’autres fonctions mais aussi des démolitions de bureaux pour reconstruire… des bureaux ! (en rajoutant « quelques » mètres carrés au passage).

Ainsi, la Région a récemment accordé (le 26 janvier de cette année) un permis pour le projet de démolition-reconstruction d’un immeuble de bureaux boulevard de Waterloo 72-76. Ce projet consiste en la démolition complète (à l’exception des sous-sols) de 11 633 m² de bureaux et en la construction d’un nouveau bâtiment de 12 788 m² de bureaux… Ce permis a été délivré sans qu’aucun bilan environnemental ne soit réalisé !

Dans son avis sur ce projet, le Maître Architecte (BMA) a bien relevé la « logique économique » sous-tendant l’opération : « Il reste dommage que la logique économique de répondre aux nouvelles normes en matière de bureaux conduise à la démolition et à la reconstruction de bâtiments récents, sans qu’un nouveau programme ou des interventions urbanistiques dans le tissu urbain ne l’exigent. ». Malgré cela, il a rendu un avis positif : comprenne qui pourra…

Autre « bel » exemple, celui du projet de nouveau siège de la SNCB avenue Fonsny. La SNCB a décidé de fortement « réduire sa voilure » en matière de superficies de bureaux qu’elle occupe dans le quartier du Midi (des dizaines de milliers de mètres carrés en moins). Pourtant, elle a récemment introduit une demande de permis pour faire construire près de 25.000 m² de bureaux supplémentaires… Dans le même temps, elle se séparerait d’autres bureaux, voués à la démolition.

Ceux-ci sont pourtant loin d’être « irrécupérables », certains d’entre eux ayant à peine plus de 20 ans ! Hélas, il n’est pas rare de voir des projets de démolition de bâtiments aussi jeunes (ou à peine plus âgés) se développer. La démolition d’un bâtiment en bon état est toujours un non-sens écologique mais elle est d’autant plus aberrante quand elle concerne un bâtiment qui n’est pas « environnementalement amorti » (pour autant qu’on puisse parler ainsi).

L’argumentaire de la promotion immobilière pour justifier la démolition de bâtiments en bon état – parfois repris tel quel par les administrations et/ou les responsables politiques qui délivrent les permis – consiste à mettre systématiquement en avant la meilleure performance énergétique/environnementale de la construction neuve par rapport à une rénovation ; cette meilleure performance compenserait, sur la durée de vie du futur bâtiment (la plupart du temps déclarée comme devant durer au moins 60 ans), la très lourde empreinte carbone de la démolition-reconstruction.

Les bureaux neufs ne répondent pas à l’urgence climatique… mais bien à une politique de rentabilité

L’argumentaire selon lequel la meilleure performance énergétique de futurs immeubles de bureaux répondrait à des enjeux environnementaux ne tient pas la route : il fait l’impasse sur deux éléments essentiels. Premièrement, il ne tient aucun compte du contexte d’urgence climatique dans lequel nous nous trouvons : les émissions de gaz à effet de serre doivent drastiquement et rapidement diminuer pour rester dans les limites d’un réchauffement « soutenable ». Attendre 40 ou 50 ans pour que le bilan global d’une démolition-reconstruction se révèle éventuellement positif n’est donc pas une option. Deuxièmement, cet argumentaire de la promotion immobilière repose sur l’hypothèse d’une longue durée de vie du bâtiment neuf. Or, des bâtiments de bureaux d’à peine 20 ans sont aujourd’hui considérés par la promotion immobilière comme « obsolètes » et donc « bons à jeter à la poubelle ». On peut très sérieusement douter qu’il en aille différemment à l’avenir car, pour la promotion immobilière, l’« obsolescence » se décrète uniquement sur base de critères de rentabilité : dès qu’un bâtiment sera jugé financièrement amorti, il devra faire la place à du plus rentable. Dans certains cas il pourra s’agir de rénovations lourdes plutôt que de démolitions-reconstructions : un choix moins dommageable qui ne se justifie pas par une quelconque « conscience écologique » mais bien par la volonté de conserver des droits acquis. En effet, dans le cas de constructions « hors normes » autorisées par le passé (comme des tours), une démolition-reconstruction implique que la nouvelle construction se conforme aux normes actuelles, ce qui a pour conséquence un fameux « rabotage », tandis que la rénovation permet de conserver ces droits acquis, voire même, pour les promoteurs, de « demander un peu plus » (plus haut, plus large), comme cela a été le cas pour la tour Philips et comme cela est projeté pour la tour « Centre Monnaie » à De Brouckère (dont la rénovation en projet « mixte » maintient 43.000 m² de surfaces de bureaux…)

Mettre un terme aux opérations de démolition-reconstruction : un impératif écologique

La construction de bureaux neufs qui implique, presque de facto, le recours à des opérations de démolition-reconstruction, ne répond pas à un besoin de superficies de bureaux supplémentaires : au contraire la demande diminue et devrait encore diminuer avec la pérennisation du télétravail. Il n’y a pas de besoin, si ce n’est celui de la rentabilité maximale pour la promotion immobilière.

L’impératif écologique ne peut, en aucun cas, être subordonné aux « exigences » du marché. Or, cet impératif écologique demande de ne recourir à la démolition-reconstruction qu’en cas d’extrême nécessité (par exemple en cas de problèmes structurels tels qu’une rénovation est exclue). Il est illusoire de compter sur la promotion immobilière pour qu’elle se rallie d’elle-même à ce principe, malgré les discours teintés de « vert » qu’elle prodigue, qui ne sont qu’une forme de greenwashing des plus communs qui ne trompe personne.

C’est à nos représentants politiques qu’il incombe de prendre la responsabilité de mettre un terme aux opérations de démolition-reconstruction. Par une modification de la réglementation pour définir les aspects « techniques » mais aussi, et surtout, par un changement culturel qui intègre, de manière non négociable, la priorité absolue de l’impératif écologique sur les profits de la promotion immobilière. Il incombe aussi aux responsables politiques de « prendre de la hauteur » et d’anticiper. Il ne s’agit pas de réagir « au coup par coup » face à chaque projet, mais d’encadrer et de planifier cette baisse structurelle de demande de bureaux et ses effets « collatéraux ». Une vision d’ensemble est nécessaire pour éviter de voir des projets de bureaux neufs (et donc des opérations de démolition-reconstruction) continuer à se développer tandis que, dans le même temps, le stock de bureaux vides s’accroîtrait…