Résister à la folklorisation du centre historique : pourquoi le Gouvernement Régional doit investir l’Hôtel de Ville

Résister à la folklorisation du centre historique : pourquoi le Gouvernement Régional doit investir l’Hôtel de Ville

Pas question que cet édifice emblématique ne devienne qu’un « décor » pour des événements promotionnels et protocolaires et un énième pion dans la politique touristico-commercialo-événementielle de la Ville de Bruxelles. L’ARAU demande de conserver la fonction politique du bâtiment et propose que la Région s’y installe : elle trouverait là un lieu à l’image de la « grande ville » qu’elle doit incarner !

Photo : (c) Wikimedia Commons

Rétroactes : un centre-ville de plus en plus « folklorisé »

Ce samedi 9 septembre sera inauguré la Bourse rénovée et, par extension, le « Belgian Beer World ». Un événement dont l’ARAU ne peut se réjouir : encore un bâtiment public dont les autorités perdent la maîtrise au profit d’une attraction pour touristes, destinée à présenter l’un des pans les plus « clichés » de la culture belge.

Cette réaffectation d’équipements publics (par définition, des équipements utiles à la collectivité, en offrant aux habitants des service d’intérêt général) en « hotspots » touristiques pose encore une fois la question de la destination du centre-ville : en devenant progressivement un vaste parc d’attractions folkloriques, celui-ci se vide petit à petit de sa dimension politique et répond de moins en moins aux intérêts des citoyens bruxellois.

Face aux premiers projets de reconversion de la Bourse, l’ARAU avait proposé, en 2016, d’y transférer le Parlement Régional Bruxellois : en plaçant l’hémicycle en plein centre-ville, sur une place des plus fréquentées, et dans un bâtiment symbolique aux yeux des habitants de toute la Région, cette manœuvre aurait eu le mérite de visibiliser et d’affirmer le pouvoir régional face aux autres régions, mais aussi face aux communes.

Aujourd’hui, la Bourse est finalement devenue un « musée » de la bière. Mais entretemps, un autre bâtiment public a lui aussi été vidé de sa substance : fin 2022, suite au déménagement de ses services administratifs dans le nouveau bâtiment « Brucity », la Ville de Bruxelles annonçait vouloir faire de l’Hôtel de Ville un musée et proposer ses salles pour l’organisation d’événements (L’ARAU avait d’ailleurs, comme d’autres associations, été contacté pour contribuer régulièrement aux visites guidées des lieux). Cette décision – ou plutôt l’absence décision quant à l’avenir politique ou démocratique des lieux – nie complètement la fonction historique du monument le plus emblématique de le capitale et encourage la destinée touristique de l’hypercentre, en marginalisant la vie démocratique.

Pour éviter que l’Hôtel de Ville ne devienne qu’un « décor » pour des événements protocolaires et promotionnels, il faut lui garder une fonction politique. L’ARAU propose que la Région s’y installe : elle trouverait là un lieu à l’image de la « grande ville » qu’elle incarne !

Historique : aux origines de l’autonomie urbaine

La construction de l’Hôtel de Ville

Résumer l’histoire de l’Hôtel de Ville nous oblige à faire un détour par celle de la Grand-Place, et par l’histoire économique de Bruxelles. La Grand-Place, c’est le premier marché de Bruxelles, mentionné dès le 12e siècle. Des halles aux pains (actuelle Maison du Roi, en néerlandais Broodhuis), viande, et draps sont construites début 13e siècle par le Duc de Brabant. Un siècle plus tard, la Ville y construit une nouvelle halle aux draps, le long de la rue de l’Amigo : l’industrie drapière bruxelloise est alors florissante, et que c’est au pouvoir communal que revient la charge de contrôler la qualité des produits vendus. La nouvelle halle permet l’accroissement des échanges liés à cette industrie, en même temps qu’elle en fait la publicité et en symbolise la réussite. Bruxelles devient petit à petit la ville la plus riche du duché de Brabant, mais aussi la plus peuplée.

S’il est admis que Bruxelles devient une véritable ville aux alentours du 12e siècle, il faut attendre encore plusieurs siècles avant qu’elle ne se dote d’un véritable bâtiment destiné à abriter ses services administratifs. Suite à l’octroi de franchises par le duc de Brabant, en 1229 (qui fait de Bruxelles une véritable ville), la bourgeoisie urbaine acquiert d’avantage d’autonomie dans la gestion de la ville (justice, contrôle du commerce, fiscalité, etc.). Pour exercer ces droits, une véritable administration. Dans un premier temps, celle-ci ne possède pas de lieu propre pour s’exercer. C’est seulement dans une période de prospérité économique et de paix que la Ville pourra faire construire un bâtiment spécifiquement dédié à des fonctions politiques, et dédié à asseoir symboliquement son pouvoir : la construction de l’Hôtel de Ville est entamée au tout début du 15e siècle. Construit en deux phases (aile gauche puis aile droite), il est achevé vers 1455 : à cette occasion, la girouette de 5 mètres représentant Saint-Michel est hissée à son sommet.

L’Hôtel de Ville comme lieu et symbole de pouvoir

Avant une certaine époque, la construction d’un Hôtel de Ville est loin d’être une priorité pour les élites urbaines. La puissance et l’autonomie d’une ville (et de ses patriciens) sont d’abord symbolisées par ses remparts (dans les miniatures et les enluminures médiévales, c’est avec des murs que sont représentées les villes). Il faut attendre des périodes moins troublées pour que la ville se permette d’investir dans un bâtiment spécifiquement dédié à des fonctions politiques. Le prestige de la ville ne s’exprime en effet non plus par la solidité et le caractère imposant de ses murs, mais par la richesse des formes et des décors de son Hôtel de Ville, reflets de la prospérité (notamment économique) de la cité.

 

L’hôtel de ville avait traditionnellement deux fonctions : c’était l’édifice de la communauté ; il en était l’expression et le symbole. Il donnait forme à l’institution, à l’idée représentant la communauté, aux activités, aux mythes considérés comme essentiels pour la cohésion de la formation sociale. Il signifiait l’ordre social, le faisait connaitre par des signes, et ainsi le maintenait et le renforçait. Son aspect devait être significatif, puisqu’il consacrait et exaltait les valeurs sociales ; il devait transmettre un message.

(Voir Hôtels de ville et places communales, Paris, Centre national de documentation pédagogique, 1980, p. 8-9)

Au 15e siècle, l’Hôtel de Ville est en effet un lieu de vie politique, mais aussi économique, par les fonctions qu’il abrite : c’est en effet le bâtiment ou s’exerce le pouvoir urbain, où siège le magistrat urbain (ancêtre du conseil communal), où sont jugées certaines affaires, où l’on prélève des taxes, etc. A l’étage, attenant à la grande salle de réunion, le large balcon ou « bretèche », permet aux édiles de s’adresser directement à la population, de crier les nouvelles, de proclamer les ordonnances, les sentences de justice, les annonces, etc.

 

La salle gothique de l’Hôtel de Ville de Bruxelles (source : Wikimedia Commons)

 

Lieu hautement politique par les fonctions qu’il abrite, l’Hôtel de Ville l’est aussi par la symbolique qu’il développe : si la construction de la première enceinte, au 13e siècle, était l’affirmation du pouvoir du Duc de Brabant, celle de l’Hôtel du Ville est une matérialisation du pouvoir communal ou, plus techniquement parlant, de l’existence juridique de la communauté urbaine. Edifié au centre de la cité, il rappelle, de manière monumentale, l’autonomie urbaine par rapport au Prince (ici, le duc de Brabant) et l’autorité du Magistrat.

Cette affirmation du pouvoir urbain s’illustre de plusieurs manières :

  • La hauteur de la flèche de l’Hôtel de Ville : le bâtiment est élevé dans le bas de la ville, dans les quartiers marchands, mais le Saint-Michel qui le coiffe se trouve à la même hauteur que le palais ducal du Coudenberg et que la collégiale Saints-Michel-et-Gudule, construits sur les hauteurs de Bruxelles ;
  • La dimension symbolique de la tour de l’Hôtel de Ville n’est pas sans rappeler celle du beffroi médiéval : construit dans de nombreuses villes du nord de la France et des Anciens Pays-Bas à partir du 12e siècle, le beffroi est le symbole de l’autonomie communale et de l’obtention, par les villes, de certains droits et privilèges auprès des princes.
  • Le langage architectural qu’il développe reprend un certain nombre d’éléments empruntés à l’architecture militaire (créneaux, tours, échauguettes, écussons, etc.) : une manière de se mettre à la hauteur (voire en concurrence) des demeures des princes, ducs, etc.
  • Le fait d’appeler le bâtiment « Hôtel de ville » n’est pas anodin non plus et renvoie à la manière dont les édiles urbains concevaient l’édifice : un hôtel, c’est-à-dire un logis résidentiel de statut aristocratique destiné au Magistrat.
  • C’est devant l’Hôtel de Ville que se déroulent ou aboutissent la plupart des cortèges, festivités ou autres manifestations religieuses, politiques ou populaires.

La Grand-Place comme lieu de confrontation des pouvoirs

En bref, selon Claire Billen et Michel De Waha, « tout a été fait pour rendre solennel et impressionnant le siège du pouvoir, pour l’idéaliser et le mettre en scène. » D’autant que, sur la Grand-Place, la Ville n’est pas la seule à souhaiter affirmer sa présence politique : début 15e siècle, le duc de Brabant édifie une « Maison ducale » (actuelle Maison du Roi), qui devient le siège du pouvoir et de la justice ducale. Sa localisation en face de l’Hôtel de Ville peut être vue comme une manière de rappeler la ville à l’ordre : sa présence, et son affectation en cour de justice « manifestait que le terrain n’était pas totalement libéré pour l’exercice magnifique du pouvoir urbain ».

On peut aussi ajouter les maisons que les corporations font construire sur la place lors sa reconstruction suite au bombardement de 1695 : elles permettent aux métiers d’affirmer leur particularisme, leur richesse, mais aussi leur participation active à la vie politique et économique de la cité, à grands renforts de dorures et de formes baroques.

La Grand-Place et ses abords sont donc, historiquement, un lieu de confrontation et aussi de mise en scène de pouvoirs multiples. Il n’est bien entendu plus question, aujourd’hui, de réclamer que la vie politique s’incarne dans des lieux « qui en imposent », qui assoient une domination du pouvoir. Mais ce n’est pas pour autant que cette vie politique doit quitter les lieux fréquentés et exposés au public, tels que la Grand-Place.

L’Hôtel de Ville (et le centre-ville) doit rester un lieu de vie politique !

Le centre de Bruxelles est un lieu politique depuis le Moyen-Âge ; s’il n’est pas le seul à s’y exprimer, le pouvoir communal sort tout de même du lot, de par la magnificence, le caractère imposant et la dimension hautement symbolique de l’Hôtel de Ville.

Depuis que les affaires de la Ville de Bruxelles se décident entre les vitres du bâtiment Brucity, l’Hôtel de Ville est désormais promis à des fonctions protocolaires, muséales et événementielles : il est aberrant de voir un monument si emblématique, qui a vu la naissance et la lente affirmation de l’autonomie urbaine, être vidé de sa substance pour ne conserver que sa fonction de décor, d’apparat. Une tendance qui s’inscrit dans la politique touristico-commercialo-évenementielle de la Ville de Bruxelles (et en particulier du bourgmestre Philippe Close), assortie d’une « folklorisation » du centre-ville, à la limite du cliché.

L’Hôtel de Ville n’est pas une attraction touristique, mais un équipement public, qui plus est empreint d’une haute dimension symbolique et historique. Il doit rester un édifice au service des habitants ; il doit participer à sa manière à une politique urbaine soucieuse de rendre la ville habitable et de prendre en compte les réels besoins de ses habitants : ce sont eux, la priorité !

L’ARAU demande donc un autre destin pour l’Hôtel de Ville. Un destin qui s’inspire de ce que ce lieu a toujours été : à savoir la matérialisation de l’autonomie urbaine face à d’autres autorités concurrentes. S’il a été un temps le symbole d’une ville autonome face au pouvoir des princes, pourquoi ne deviendrait-il pas le symbole d’une Région autonome et forte, face aux autres Régions, et face aux particularismes communaux ? Pourquoi l’Hôtel de Ville ne ne deviendrait-il pas l’expression de la vie politique régionale ?

L’ARAU propose au Gouvernement Régional Bruxellois de prendre ses quartiers dans l’Hôtel de Ville, de l’investir et d’en faire le monument symbolique de son autonomie. Un choix qui permettrait de matérialiser sa présence dans le centre-ville, de le rendre visible, de l’incarner !

Après avoir été le lieu vivant de la démocratie communale, l’Hôtel de Ville deviendrait celui de l’expression de la démocratie régionale.