Let Livin die

Let Livin die

Présenté comme la « construction d’un campus écologique et ouvert dans le quartier Nord de Bruxelles », Livin n’est rien d’autre qu’une tour de bureaux, soit un projet qui s’inscrit en tout point dans l’héritage du plan Manhattan, élaboré dans les années… 1960 ! Les « beaux discours » du promoteur Befimmo (parfaits exemples de greenwashing et de « mixity washing ») ne trompent personne : Livin ne répond en rien aux enjeux écologiques, sociaux et urbanistiques actuels, pas plus qu’à la volonté politique d’instaurer une nouvelle « dynamique » dans le quartier Nord. Ce projet absurde (sauf peut-être aux yeux de la Commission européenne, client pressenti) doit être abandonné : il faut arrêter de bétonner le quartier Nord !

117 m de hauteur, 47.204 m² de bureaux (contre 7.749 m² actuellement, logés dans le socle), 1.900 m² de logements (16 unités), 548 m² de commerces (horeca), 486 m² d’équipements collectifs : voilà, en chiffres, le projet Livin. Si différentes fonctions sont présentes, parler d’un programme mixte est tout à fait abusif puisque les bureaux occupent plus de 94 % de la superficie totale. En matière de mixité sociale, seuls les 486 m² d’équipements collectifs seront, en théorie, accessibles à tous les publics : ils représentent 0,97% du projet… Et encore, cela aurait pu être pire puisque le projet initial ne prévoyait ni logements ni équipements, soit un programme avec 99 % de bureaux.

En gris, les constructions existantes

Le projet Livin ne répond en rien aux ambitions politiques, notamment celles inscrites dans le Plan Régional de Développement Durable (PRDD), adopté en 2018, qui identifiait comme objectifs « l’implantation de logements, la réintégration d’une mixité urbaine et le rétablissement d’un lien fort entre le territoire du canal et le centre-ville ». L’étude d’incidences (EIE) sur la demande de permis de Befimmo dresse d’ailleurs un constat sans appel : « en présentant une programmation composée à 99 % de la fonction de bureau, le projet ne permet pas de répondre à cet objectif du PRDD ». Même si le projet a été entretemps « amendé », les quelques logements ajoutés ne représentent que 3,8 % de la superficie totale. Certes, on pourra toujours arguer que, de manière absolue, Livin contribuerait à augmenter le nombre de logements dans le quartier. Mais, dans le même temps, les près de 40.000 m² de bureaux supplémentaires ne feront, eux, que renforcer la prédominance de la fonction tertiaire.

Toujours plus de bureaux dans le quartier Nord

Selon l’observatoire des bureaux, le stock de bureaux a augmenté de 104.695 m² dans le quartier Nord entre 2018 et 2020 (+ 6 %), et ce malgré la transformation des tours WTC I et II en ensemble mixte (le projet ZIN, du même Befimmo, souvent vanté comme modèle à suivre) ; si l’on considère la période 2007-2020, ce stock a augmenté de 228.483 m². Cette augmentation du stock s’accompagne d’une augmentation de la vacance qui s’élevait, en 2020, à 9 % (au-dessus de la moyenne régionale de 7,7 %) contre 3,8 % en 2016. En résumé, la tendance à l’œuvre ces dernières années dans le quartier Nord est à l’augmentation des superficies de bureaux mais aussi à l’augmentation des superficies de bureaux vides (166.272 m² en 2020). Le fait que Befimmo annonce la « convertibilité » des espaces de bureaux de Livin en d’autres fonctions, dont le logement, ne change rien : sa demande de permis porte bien sur l’ajout de 40.000 m² de bureaux qui, vu le contexte, constitue un total non-sens… sauf peut-être aux yeux de la Commission européenne.

La Commission européenne : « faites ce que je dis, pas ce que je fais »

Si aucun client pour les 47.204 m² de bureaux n’a encore été officiellement annoncé, le maître architecte (BMA) identifie, dans son avis, la Commission européenne comme éventuel futur occupant. Dans un avis de prospection immobilière 2023 à l’attention du marché immobilier, la Commission européenne a en effet fait part de son intention de prendre des bureaux en occupation « à 1 km maximum de l’axe de la ligne de métro entre la station Botanique et la station Yser, en direction de la Gare du Nord ». Elle a d’ailleurs déjà jeté son dévolu sur les 30.000 m² de l’immeuble North Light (quitté par Engie) situé à deux pas du projet Livin. La monofonctionnalité de ce dernier s’explique certainement en bonne partie par la volonté de Befimmo de répondre aux exigences de la Commission ; c’est en tout cas ce qu’expose le BMA dans son avis : « En partant de l’hypothèse que ce projet sera éventuellement proposé pour les bureaux des institutions européennes, BMA en déduit que cela exclut un projet mixte avec des logements, car ce n’est pas ce que souhaite le client européen. »

Les 300.000 m² de bureaux que la Commission européenne projette de quitter (source : l’Écho)

Alors qu’elle va se séparer de 300.000 m² de bureaux (21 bâtiments), la Commission européenne continue pourtant de prospecter pour de nouvelles localisations. Si ces opérations se limitaient à un jeu de « chaises musicales », à savoir des déménagements vers des bureaux existants « remis au goût du jour », il n’y aurait pas grand-chose à redire. En revanche, faire construire du neuf alors que le stock de bureaux est surabondant est totalement absurde. Le projet Livin n’est pas un cas isolé : la Commission européenne est aussi la cliente d’un projet de construction d’un ensemble comportant 20.208 m² de bureaux neufs rue de la Loi (projet Realex du promoteur Atenor).

Même si la note explicative de la demande de permis de Livin insiste lourdement sur les « hautes performances environnementales » du projet, construire du neuf aura toujours un impact écologique bien plus dommageable que de ne rien construire ou de réemployer un bâtiment existant. De même qu’une tour sera toujours bien plus énergivore que des constructions « classiques » sous forme d’îlot. Pour le dire autrement : les bureaux neufs ne répondent pas à l’urgence climatique… mais bien à une politique de rentabilité. Voir la Commission européenne à l’origine de tels projets est d’autant plus incompréhensible vu les objectifs climatiques fixés par l’Union européenne.

Force est de constater que sa politique immobilière n’a pas évolué depuis 2013, date à laquelle l’ARAU avait dénoncé le « syndrome de l’adjudant-chef » qui la caractérise, à savoir la volonté de concentrer un grand nombre de travailleurs dans de grands immeubles monofonctionnels de plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés. Les changements dans l’organisation du travail, dont le recours massif au télétravail, pourtant fort pratiqué dans les institutions européennes, n’ont manifestement pas encore percolé jusqu’à la direction de l’OIB

Les conséquences négatives de la politique immobilière de la Commission européenne ne se limitent pas qu’à la dimension écologique. Ses exigences nuisent aussi à la mixité des quartiers dans lesquels elle implante ses bureaux, un impact bien souligné dans l’avis du BMA : « BMA souhaite donc encourager la Commission européenne à rechercher une mixité fonctionnelle pour les bâtiments de ses propres services et, ce faisant, à s’appliquer également à elle-même les ambitions contenues dans le New European Bauhaus. ». Enfin, cette politique « concentrationnaire » débouche également sur des formes massives (tours, « gros blocs ») incompatibles avec un urbanisme à échelle humaine.

Une tour de 117 m : « hommage » aux projets destructeurs des années 1960-1970 et gros cadeau aux promoteurs

Befimmo voit dans son projet Livin une manière de « compléter » l’ensemble des tours WTC, dont la construction a démarré au début des années 1970, en érigeant une tour de 29 étages sur le socle qui accueille déjà le WTC III, qui compte ce même nombre de niveaux. Mais, puisque les hauteurs sous plafond de Livin sont plus généreuses, cette nouvelle construction dépasserait sa voisine de près de 15 m, pour culminer à 117 m et être la plus haute tour du quartier !

Image d’illustration du plan Manhattan des années 1960-1970

Cette hauteur explose allégrement le plafond fixé par le Règlement Régional d’Urbanisme (RRU) qui, sur base de la moyenne des hauteurs des constructions environnantes, est établi à 71,07 m. Si la Région venait à accepter la demande de dérogation de Befimmo, elle lui ferait donc cadeau de 46 m, soit environ une quinzaine d’étages, représentant en tout plus de 20.000 m² ! Ni l’étude d’incidences (qui ne comporte même pas l’analyse d’une alternative conforme au RRU), ni le BMA ne semblent trouver cela problématique. Ce dernier voit même l’érection d’une tour d’un bon œil : « Le projet vise à compléter l’ensemble des tours qui délimitent la place Bolivar, constructions témoins de la transformation du quartier Nord dans les années ’70. Par son implantation, gabarit et traitement de façade, une réinterprétation du principe ‘glassbox’ des immeubles adjacents, la tour s’efforce à s’inspirer du contexte. » On l’a pourtant connu bien plus critique à l’égard d’autres formes urbaines du XXe siècle qui, selon son analyse, ne méritaient pas d’être maintenues.

Le projet Livin n’est malheureusement pas le seul exemple d’« hommage » à l’urbanisme des années 1960-1970 dans le quartier Nord : le projet de Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) élaboré par la commune de Schaerbeek sur le site du CCN (en cours de démolition) prévoit d’autoriser quatre nouvelles tours, dont les deux plus hautes seraient entièrement dévolues à des bureaux…

Illustration du projet de PPAS « gare du Nord » avec quatre nouvelles tours (à gauche sur l’image de gauche, à l’avant plan sur l’image de droite)

Aucune considération pour les habitants du quartier

Le projet Livin ne répond en rien aux intérêts des habitants. Leurs besoins sont pourtant connus : des espaces publics libérés de la domination de l’automobile, des espaces verts, des logements abordables (en particulier des logements sociaux), des commerces de proximité, des équipements collectifs. Seul ce dernier besoin est rencontré, mais de manière tout à fait anecdotique puisque, selon la note explicative, la capacité de cet équipement n’excéderait pas 50 personnes. Il ne faudra pas non plus compter sur le système des charges d’urbanisme comme levier pour créer des logements sociaux et/ou des équipements de plus grande envergure : ces charges ont en effet déjà été acquittées lors de l’exécution (partielle) d’un précédent permis délivré en 2012…
Il ne faut pas non plus négliger l’impact de la succession ininterrompue de chantiers de grande ampleur sur l’habitabilité du quartier Nord : les habitants et les autres usagers finissent par vivre dans un chantier sans fin.

Conclusion : stop à la bétonnisation du quartier Nord !

Si la Région veut réellement réintégrer de la mixité urbaine dans le quartier Nord, elle ne doit plus y autoriser le moindre mètre carré de bureau mais, au contraire, mettre tout en œuvre pour le développement de logements abordables, de commerces de proximité et d’équipements collectifs au sein des constructions existantes. L’habitabilité du quartier Nord passe aussi par sa forme urbaine, qui doit répondre aux principes d’un urbanisme à échelle humaine (pas de tours ni de « gros blocs »), et par le réaménagement des espaces publics (diminution de l’emprise de la voiture, verdurisation). La Région dispose des moyens pour mettre en œuvre ces principes, que ce soit à travers la (non) délivrance de permis, l’élaboration de plans contraignants (révision en cours du Plan Régional d’Affectation du Sol) ou encore l’approbation (ou non) des PPAS communaux. La Commission européenne doit elle aussi se remettre en question et changer sa politique immobilière qui suscite le développement, par la promotion immobilière privée, de grands ensembles tertiaires monofonctionnels.

Pour en revenir à Livin, une seule conclusion s’impose : l’abandon du projet. Il ne s’agit pas de tenter de l’« améliorer » en faisant moins de bureaux et/ou moins d’étages ; il s’agit de mettre un stop à la bétonnisation du quartier Nord, de ne plus y construire mais de faire en sorte que le bâti existant accueille des fonctions correspondant aux intérêts des habitants. Dans cette perspective, un réaménagement limité au socle existant, pour y développer des équipements collectifs et des commerces de proximité, est la seule option à même de répondre aux enjeux écologiques, sociaux et urbanistiques.